Chapitre 36
Au sommet des remparts du château de Stirling, Jean de Balliol faisait face au soleil couchant. Dans les plaines marécageuses au pied de la forteresse, les bassins naturels s’étiraient en reflétant la lumière. Des nuées d’oiseaux striaient le ciel pourpre. Leurs formations en spirale semblaient des ébauches d’une langue en suspension inconnue des hommes. L’air était chargé de l’odeur d’herbes venue du jardin où des serviteurs, dans le jour déclinant, ramassaient des plantes pour les cuisines. Le roi discernait d’autres gens sur les terres du château et les talus herbeux en contrebas des murailles, là où les rochers formaient un plateau, avant l’à-pic qui tombait vers les prairies constellées de fleurs et les rives de la Forth. La grande rivière coulait vers l’est depuis les montagnes au loin jusqu’à Édimbourg, où un château semblable à celui de Stirling était juché sur un autre promontoire rocheux. Le cours d’eau qui fendait presque l’Écosse en deux s’élargissait alors pour se jeter dans la mer. Dans le crépuscule, Balliol distinguait encore le pont de bois qui enjambait les eaux glacées et réunissait les deux moitiés de son royaume. Pendant des années, on avait appelé le château de Stirling la clé du nord, car celui qui le contrôlait, et le pont avec lui, tenait le seul point d’accès vers les Highlands.
C’était une soirée tranquille, somnolente, mais les ténèbres qui s’étendaient à l’est derrière les collines d’Ochill semblaient annoncer à Balliol bien plus que la nuit. Il ne voulait pas perdre ce pays de vue, le laisser glisser dans l’obscurité. Il aurait voulu tendre les mains et saisir le soleil à l’horizon, pour le serrer contre lui et le brandir à la face de ses ennemis. Mais l’air fraîchissait et les étoiles s’allumaient une à une sur la voûte céleste.
— Sire.
Balliol se retourna. John Comyn s’approchait par le chemin de ronde, le visage nimbé des derniers rayons du soleil. Le lord de Badenoch avait peu vieilli depuis son couronnement et le roi en voulait à son beau-frère d’avoir l’air aussi en forme. Il savait que ces trois années l’avaient davantage marqué, lui qui, entre-temps, avait perdu son épouse et une grande partie de son autorité. Le sentiment du temps passé lui fit penser à leurs pères qui s’étaient battus à Lewes au nom du roi Henry ; à ce moment où leurs familles avaient noué une alliance indéfectible. Balliol se demandait s’il se serait retrouvé dans la même situation – être sur le point de tout perdre –, si William Comyn n’avait pas offert la liberté à son père dans la cellule du prieuré de Lewes. Son sort aurait-il été différent si les Balliol avaient suivi leur propre chemin en cet instant au lieu de contracter une dette envers les Comyn ? Le souvenir de son père lui fouetta le sang.
— Êtes-vous prêt, Sire ? Les hommes sont réunis dans la salle.
— Je ne peux pas croire que nous n’ayons pas d’alternative, dit Balliol en se retournant vers le paysage blafard, sachant que cette suggestion rendrait son beau-frère furieux.
— Vous avez accepté, Sire, lui répondit Comyn, inflexible. Nous avons tous accepté.
— Non, vous avez accepté. C’était votre idée, pas la mienne.
— Avais-je le choix ? s’emporta Comyn. Alors que vous avez laissé le roi Édouard vous tyranniser et vous manipuler ? Alors que vous lui avez permis de rester suzerain d’Écosse, malgré les conditions sur lesquelles nous nous étions accordées ? Il vous a confisqué trois villes lors de cette parodie de tribunal l’année dernière. Depuis quand laissons-nous des libertés pareilles à un roi étranger ?
— Peut-être auriez-vous dû le lui demander vous-même quand vous avez marié votre fils à la fille d’un de ses alliés à Londres.
Comyn préféra négliger l’accusation.
— J’ai le devoir de choisir une épouse digne de mon héritier. De même qu’étant notre roi, vous avez aussi des devoirs. Vous étiez censé préserver nos droits. Au lieu de cela, vous avez capitulé devant Édouard.
— Il doit y avoir un autre moyen. Douze hommes qui règnent à la place d’un seul ?
— Ils ne vont pas vous remplacer, seulement vous conseiller, dit Comyn avec raideur. Les hommes de ce royaume sont venus pour cela, ce soir. Quatre comtes, quatre évêques, quatre barons. Vous ne pouvez plus refuser.
— Et si je refusais ? Que se passerait-il, frère ?
Dans la lumière écarlate du jour mourant, mille tortures se lisaient sur le visage de Balliol.
— Me ferez-vous tuer comme la petite-fille de mon prédécesseur ?
Comyn regarda autour de lui en laissant le vent emporter les paroles de Balliol.
— Prenez garde, Sire, je n’étais pas tout seul dans cette conspiration, murmura-t-il d’un air menaçant avant de se faire plus caressant. Vous ne pouvez être notre unique voix dans les jours qui viendront. Vous serez toujours roi, Jean, mais vous avez besoin que le conseil vous guide. Laissez-le s’occuper du roi Édouard. Quand la sécurité de l’Écosse sera assurée, il se peut que le conseil ne soit plus nécessaire.
— Dans combien de temps ?
Balliol savait qu’il avait perdu ; sa propre voix, faible et usée, ne le laissait que trop comprendre.
Comyn posa ses mains à plat sur le parapet et contempla les marais qui s’étalaient autour du bourg royal de Stirling.
— Cela dépendra de la réaction d’Édouard quand il découvrira que nous avons fait alliance avec son ennemi. Peut-être décidera-t-il de faire volte-face et de nous rendre nos libertés. Les guerres au pays de Galles et en Gascogne lui ont déjà coûté cher. Il n’a pas besoin d’une nouvelle campagne.
— Et s’il ne recule pas ?
Comyn garda le silence un moment, puis il répondit d’une voix sèche :
— Alors ce sera plus long.
— Le roi Philippe nous soutiendra-t-il militairement ?
— Je le crois, d’après nos premières discussions.
Le roi regarda le soleil disparaître définitivement derrière les montagnes. Quand les derniers rayons moururent, il se tourna vers son beau-frère.
— Venez, et terminons-en.
Le jour touchait également à sa fin lorsque Robert et Édouard, accompagnés de leur suite, franchirent la frontière. Après avoir reçu du roi la permission de quitter Westminster, Robert avait mis plus de temps qu’il ne le pensait pour mettre de l’ordre dans ses affaires et, après quinze jours sur la route, la dernière étape lui avait paru d’une lenteur éreintante. Ayant contourné l’enceinte de Carlisle, la dernière ville anglaise, ils avaient poursuivi pendant plusieurs heures dans un silence tendu, concentrés sur leur destination si proche et si éloignée, juste derrière les marais isolés de l’estuaire de la Solway.
Robert éprouvait un sentiment étrange à rentrer dans son pays natal après tant de mois passés ailleurs, non parce que l’Écosse avait changé – car tout était resté exactement pareil – mais parce qu’il avait l’impression d’être quelqu’un de différent, de corps et d’esprit. Un jeune homme de dix-neuf ans était parti, et c’est un homme de vingt et un ans qui revenait, auréolé d’une guerre victorieuse. Il avait la faveur du roi et s’était fait des amis influents en Angleterre. À ces sentiments se mêlait le désir de parler à son grand-père de tout ce qui s’était produit pendant ses deux années à l’étranger. Il avait déjà décidé de faire part à son grand-père de son entrée dans l’ordre des Chevaliers du Dragon et de son allégeance à Édouard, certain que le vieil homme lui dirait s’il avait pris les bonnes décisions ou non. Mais plus que tout, Robert se sentait nerveux à l’idée du mariage qui le ramenait chez lui. Eva était belle, c’était indéniable, mais ferait-elle une bonne épouse ? Une bonne mère pour ses enfants ? Cette pensée le mettait mal à l’aise et il la repoussa dans son esprit tandis qu’ils empruntaient la route familière qui sinuait entre les collines d’Annandale, jusqu’à Lochmaben.
Le ciel s’empourprait lorsqu’ils arrivèrent aux abords du village. En voyant la silhouette du donjon surgir là-haut, Robert sentit son cœur s’emballer. Il se tourna pour sourire à son frère et découvrit la même excitation sur le visage de ce dernier. Pressant l’allure de leurs chevaux épuisés, accompagnés de leurs écuyers ils se hâtèrent vers les portes de l’enceinte du château. De la fumée s’élevait dans le rose du ciel. Robert se demanda si ses frères et sœurs seraient là. Plus il s’approchait de l’Écosse, plus il avait pensé au rire joyeux de Niall, au silence obtus de Thomas, à la douceur timide de Christiane, à la sauvagerie de Marie et à l’application studieuse d’Alexandre. Ils lui avaient tous manqué, mais nul plus que son grand-père.
Robert ne reconnut pas les visages renfrognés des gardes à la porte, mais ils le laissèrent entrer dès qu’il eut prononcé son nom. La cour était tranquille, quelques torches brûlaient dans la douceur du soir. Robert mit pied à terre et tendit ses rênes à Nes en se demandant pourquoi personne n’était venu les saluer.
— Peut-être que grand-père n’est pas là ? fit Édouard au milieu de la cour déserte.
Robert considéra la butte qui dominait la cour. Le donjon se découpait sur le ciel.
— Pas de bannière, murmura-t-il.
— La bannière de grand-père n’est pas hissée sur le donjon. Tu as raison. Il doit être absent.
Robert était déçu. Après avoir reçu la lettre de son grand-père à Westminster, il avait envoyé un de ses écuyers pour informer le vieil homme qu’ils seraient de retour dans le mois. L’écuyer avait-il été retardé ? Son grand-père ne serait jamais parti s’il avait su qu’ils arrivaient. Robert entendit alors une porte s’ouvrir dans l’une des maisons derrière lui. Tandis qu’une jeune femme en sortait en portant une bassine, il la héla.
— Où se trouve lord d’Annandale ?
La servante s’arrêta pour examiner ces hommes qui avaient l’air bien fatigués.
— Il vous attend, sir ?
— Non, mais il me recevra.
La servante serra nerveusement sa bassine contre elle.
— Il nous a dit : pas de visiteurs, sir.
Robert sentit son irritation grandir. Il était harassé par le voyage et impatient de voir son grand-père. Le silence qui régnait dans la cour et la froideur avec laquelle on le recevait le déconcertaient. Était-il arrivé quelque chose en son absence ?
— Je suis sir Robert Bruce, comte de Carrick. Son petit-fils, précisa-t-il à la femme. Comme je vous l’ai dit, il me recevra.
Ses yeux s’arrondirent, mais elle parut hésiter encore davantage.
— Sir… commença-t-elle.
— Dites-moi juste où il est.
— Il est mort, fit une voix glaciale dans son dos.
Robert fit volte-face pendant que les mots s’insinuaient dans son esprit avec le tranchant d’un couteau. Sur le seuil du bâtiment principal se tenait son père, vêtu entièrement de noir, jusqu’à la fourrure de sa cape. Il avait vieilli, son visage dur était creusé de profondes rides, dues autant à son âge qu’à la rancœur accumulée au fil du temps. Ses cheveux épais grisonnaient. Au choc de le voir s’ajoutait celui de la vérité toute crue qui venait de sortir de sa bouche.
— Mort ? répéta Robert qui avait du mal à prononcer le mot.
— Votre grand-père est mort en mars. Je suis revenu de Norvège pour m’occuper des domaines.
Les yeux d’un bleu glacial de Bruce passèrent de Robert à Édouard, puis aux hommes de leur escorte. Ils s’attardèrent sur Chasseur, et ses sourcils se froncèrent.
Robert ressentait à peine la douleur que lui causait l’indifférence de son père, simple piqûre d’aiguille par rapport au vertige dévastateur qui s’était emparé de lui en apprenant la mort de son grand-père. Dans son esprit, il essaya de revoir le beau visage léonin, sa chevelure blanche, ses yeux pareils à ceux d’un hibou. Il entendit vaguement Édouard saluer leur père d’une voix étranglée. Robert était incapable de parler. Les mots se bloquaient au fond de sa gorge. La peine les transformait en sons incohérents. Il les sentait qui luttaient pour s’échapper. Avec effort, il parvint à marmonner :
— Il faut que je me lave.
Puis il tourna les talons, résolu à ne pas montrer son chagrin à son père. Il ne supporterait pas le sel de son dédain sur la plaie ouverte.
— Vous aurez le temps plus tard, répondit sèchement son père. D’abord, vous devez rencontrer quelqu’un. Quand j’ai appris votre retour, j’ai envoyé un message au comte Donald. Il est arrivé la semaine dernière pour conclure l’arrangement décidé avec votre grand-père. Le mariage aura lieu dès que possible, maintenant que vous êtes là.
Son père repartit vers le bâtiment et Robert vit une silhouette apparaître sur le seuil. Elle sortit et les torches éclairèrent ses traits délicats. Dégingandée dans sa robe verte, elle croisa nerveusement les bras devant elle en se dirigeant vers lui. Elle s’était fait des nattes fixées sur sa tête par des épingles, ce qui rendait son visage encore plus pincé et maigre. Ce n’était pas Eva. C’était sa petite sœur. Robert ne se rappelait pas son nom. Il la considéra d’un œil morne.
— Voilà Isobel, dit son père. Votre épouse.